ART MODERNE ET PRÉHISTOIRE
SONDAGE DES IMPRESSIONS - CAROTTAGE DES ÉMOTIONS

par Sophie Cattoire

Exposition présentée en 2018 à la Gare d'Austerlitz à Paris par le Muséum national d'Histoire Naturelle .« À la découverte de la paléontologie, du plus petit des microfossiles au plus grand des dinosaures ».
Photo copyright : Sophie Cattoire
Exposition présentée en 2018 à la Gare d'Austerlitz à Paris par le Muséum national d'Histoire Naturelle. « À la découverte de la paléontologie, du plus petit des microfossiles au plus grand des dinosaures ». Photo copyright : Sophie Cattoire

L'irruption de la Préhistoire au beau milieu du XIXᵉ siècle fut un choc collectif considérable. Non, le monde ne s'était pas fait en sept jours, c'était décidément trop court. Dès lors, la Préhistoire commença à agir sur l'homme moderne, aussi profondément que confusément. L'art moderne parviendra parfois à traduire ce choc, car l'artiste extériorise ce qui l'habite au lieu de le refouler. C'est la piste de recherche dans laquelle s'est engouffré Rémi Labrusse, historien de l'art moderne. Il nous a proposé cet automne de partager le fruit de ses découvertes, à la faveur d'une conférence donnée au Pôle d'interprétation de la Préhistoire des Eyzies, en écho à l'exposition collective « Préhistoire, une énigme moderne » présentée cet été au centre Pompidou à Paris. Selon lui, à grands traits, l'art moderne, bouleversé par l'art préhistorique, traduit une perméabilité à ce grand passé, à l'envers de l'Histoire, qui renverse toute vision linéaire du progrès pour imposer la notion de boucle, et donc d'infini. L'art n'est pas datable, il est.

Rémi Labrusse, historien de l'art moderne, lors de sa conférence intitulée : «  Pourquoi et comment l'art moderne a-t-il inventé la Préhistoire » donnée au Pôle d'interprétation de la Préhistoire aux Eyzies dans le cadre de sa thématique Art et Science.
Photo copyright : Vincent Lesbros
Rémi Labrusse, historien de l'art moderne, lors de sa conférence intitulée : «  Pourquoi et comment l'art moderne a-t-il inventé la Préhistoire » donnée au Pôle d'interprétation de la Préhistoire aux Eyzies dans le cadre de sa thématique Art et Science. Photo copyright : Vincent Lesbros

Comment un historien de l'art peut-il nous aider à saisir, mesurer, le choc intime que fut la découverte de la Préhistoire au XIXᵉ siècle ? En traquant dans l'œuvre de certains artistes majeurs l'expression de ce bouleversement profond. Voici le fruit des recherches de Rémi Labrusse, historien de l'art moderne. Elles firent l'objet cet été à Paris d'une exposition collective au Centre Pompidou intitulée « Préhistoire, une énigme moderne ». Son idée maîtresse : la modernité a inventé la Préhistoire tout autant que l'inverse. Faute de textes écrits, nous avons projeté notre façon de voir le monde sur des civilisations englouties, oubliées, et dans le même temps « nous ne serions pas aujourd'hui ce que nous sommes si la Préhistoire ne nous avait pas transformés. »

Exposition présentée en 2018 : « Un T. rex à Paris » - Jardin des Plantes, Galerie de Minéralogie et de Géologie - Muséum national d'Histoire Naturelle.
Photo copyright : Sophie Cattoire
Exposition présentée en 2018 : « Un T. rex à Paris » - Jardin des Plantes, Galerie de Minéralogie et de Géologie - Muséum national d'Histoire Naturelle. Photo copyright : Sophie Cattoire

« Ça ne fait pas très longtemps finalement qu'on prononce sur Terre le mot Préhistoire. Ce mot apparaît dans toutes les langues européennes au milieu du XIXᵉ siècle, tout d'abord grâce à l'invention de la paléontologie, extraordinaire, puissante, bouleversante d'un point de vue scientifique. » Progressivement, les squelettes de créatures disparues refont surface, comme celui du célèbre tyrannosaure T. rex, long de plus de 12 mètres, présenté au Muséum national d'Histoire Naturelle en 2018, toujours avec le même succès.

L'écorché réalisé en 1758 par le sculpteur Jean-Pancrace Chastel, destiné à l'origine aux étudiants de l'école des Beaux-Arts d'Aix-en-Provence, constitue un ajout tardif placé à l'entrée de la Galerie d'Anatomie comparée du Muséum national d'Histoire naturelle à Paris.
Photo copyright : Sophie Cattoire
L'écorché réalisé en 1758 par le sculpteur Jean-Pancrace Chastel, destiné à l'origine aux étudiants de l'école des Beaux-Arts d'Aix-en-Provence, constitue un ajout tardif placé à l'entrée de la Galerie d'Anatomie comparée du Muséum national d'Histoire naturelle à Paris. Photo copyright : Sophie Cattoire

En découvrant toutes ces espèces disparues, l'homme va rapidement être conduit à se demander si, lui-même, n'est pas une espèce qui potentiellement peut disparaître. « Dès le départ, l'enthousiasme lié à ce creusement du temps va aller de pair avec une forme d'angoisse, de mélancolie » note le chercheur. « Il faut dire d'ailleurs que Georges Cuvier en inventant la paléontologie a tout d'abord refusé d'y intégrer l'homme. Ce qui l'inquiétait là-dedans c'était d'assimiler l'humanité à une espèce parmi tant d'autres, dont il découvrait qu'elles avaient existé et qu'elles n'existaient plus. »

Vitrine consacrée aux primates, dont nous, au sein de la Galerie d'Anatomie comparée du Muséum national d'Histoire naturelle de Paris Cette collection inestimable témoigne de l'histoire des sciences naturelles et des débats qui ont jalonné la compréhension du vivant.
Photo copyright : Sophie Cattoire
Vitrine consacrée aux primates, dont nous, au sein de la Galerie d'Anatomie comparée du Muséum national d'Histoire naturelle de Paris Cette collection inestimable témoigne de l'histoire des sciences naturelles et des débats qui ont jalonné la compréhension du vivant. Photo copyright : Sophie Cattoire

Et si au début l'homme est exclu des reconstitutions évolutives et comparatives réservées aux seules espèces animales, les nombreux fossiles humains qui seront peu à peu exhumés l'obligeront à prendre place aux côtés des membres disparus de sa lignée, comme dans cette vitrine consacrée à l'évolution des primates présentée au sein de la Galerie d'Anatomie comparée du Muséum national d'Histoire naturelle à Paris.

Reproduction de la fresque de la salle des taureaux de la grotte de Lascaux au niveau du balcon du deuxième étage de la Galerie de Paléontologie du Muséum national d'Histoire naturelle à Paris.
Photo copyright : Sophie Cattoire
Reproduction de la fresque de la salle des taureaux de la grotte de Lascaux au niveau du balcon du deuxième étage de la Galerie de Paléontologie du Muséum national d'Histoire naturelle à Paris. Photo copyright : Sophie Cattoire

S'attachant spécifiquement à l'histoire du genre humain, les préhistoriens qui apparaissent en même temps que leur discipline, la Préhistoire, au milieu du XIXᵉ siècle, vont s'évertuer à ranger dans un ordre chronologique les morceaux de squelettes d'hominidés et les outils de pierre associés. Jusqu'à ce que l'art vienne tout compliquer. L'art de la Préhistoire va faire basculer leur vision d'un passé primitif, sauvage, cheminant en ligne droite vers notre formidable progrès industriel.

« Matériaux pour l'Histoire de l'Homme ». Objets d'art mobilier préhistoriques découverts en Périgord, dans la vallée de la Vézère, entre 1863 et 1864. Planche extraite des « Reliquiae Aquitanicae » publiés en anglais par Édouard Lartet, Henry Christy et Thomas Ruppert à Londres, entre 1819 et 1911.
« Matériaux pour l'Histoire de l'Homme ». Objets d'art mobilier préhistoriques découverts en Périgord, dans la vallée de la Vézère, entre 1863 et 1864. Planche extraite des « Reliquiae Aquitanicae » publiés en anglais par Édouard Lartet, Henry Christy et Thomas Ruppert à Londres, entre 1819 et 1911.

« La découverte de cette figuration mimétique qui donne la présence de la chose à travers une image – que ce soit un animal ou un corps humain – donne l'impression d'un temps qui n'a pas bougé. Pire, qui se serait en quelque sorte retourné sur lui-même, comme s'il avait été une boucle plutôt qu'une ligne ». Et c'est dans certaines œuvres d'artistes modernes majeurs que ce renversement sera perceptible. Il y a pour eux clairement un "avant et un après". Rémi Labrusse étaye cette théorie de quelques exemples concrets.

Paul Cézanne (croquis) et Antoine-Fortuné Marion (inscriptions)
double page de carnet avec personnages, visages caricaturés, stratifications et notations de termes géologiques, vers 1866-1867, mine de plomb sur papier, Paris, musée d'Orsay.
Paul Cézanne (croquis) et Antoine-Fortuné Marion (inscriptions)
double page de carnet avec personnages, visages caricaturés, stratifications et notations de termes géologiques, vers 1866-1867, mine de plomb sur papier, Paris, musée d'Orsay.

Dans les années 1860, Paul Cézanne, qui a renoncé à peindre des compositions historiques, arpente la campagne autour d'Aix-en-Provence et découvre la Montagne Sainte-Victoire, flanquée des carrières industrielles de Bibémus. Son jeune ami Antoine-Fortuné Marion, futur préhistorien, le guide. Il lui enseigne la géologie, la paléontologie et l'anthropologie avec des termes qui viennent juste de voir le jour.

Paul Cézanne (croquis) et Antoine-Fortuné Marion (inscriptions)
double page de carnet avec personnages, visages caricaturés, stratifications et notations de termes géologiques, vers 1866-1867, mine de plomb sur papier, Paris, musée d'Orsay.
Paul Cézanne (croquis) et Antoine-Fortuné Marion (inscriptions)
double page de carnet avec personnages, visages caricaturés, stratifications et notations de termes géologiques, vers 1866-1867, mine de plomb sur papier, Paris, musée d'Orsay.

Il trace et décrit pour lui sur un carnet les différentes strates géologiques pétries de fossiles qui leur font face. Sur ce même carnet, en vis-à-vis, ébloui, Paul Cézanne dessine sur le vif ses premiers croquis de la Montagne Sainte-Victoire. Elle restera son sujet de prédilection à vie. Cette vibration de l'idée de Préhistoire transformera son œuvre au plus profond.

Paul Cézanne. La Montagne Sainte-Victoire, vue des carrières de Bibémus,1898-1900, huile sur toile, Baltimore Museum of Art. Photography by Mitro Hood.
Paul Cézanne. La Montagne Sainte-Victoire, vue des carrières de Bibémus, 1898-1900, huile sur toile, Baltimore Museum of Art. Photography by Mitro Hood.

« À partir de ce moment, Cézanne n'aura de cesse de magnifier ce grand fossile géologique qu'est la Montagne Sainte-Victoire. Il cherche une seule chose au fond, donner le sentiment de cette vibration temporelle, cette vibration du temps, qu'il ressent intimement en l'observant. Ce ne sont pas de grandes paroles, c'est très simple. »

Paul Cézanne, Dans la carrière de Bibémus, vers 1895, huile sur toile, 79 x 63,5 cm, coll. part.
Paul Cézanne, Dans la carrière de Bibémus, vers 1895, huile sur toile, 79 x 63,5 cm, coll. part.

« Il va représenter le minéral avec les mêmes mélanges de couleurs que le végétal. Il va mettre du vert dans la terre, du rouge et de l'ocre dans les arbres et même dans le ciel. Ces vibrations vont fusionner en quelque sorte, se rapprocher, interagir les unes avec les autres. En gros, pour lui, la Terre prend vie dans cette idée de Préhistoire. »

« Apparitions », gouache sur papier de Joan Miró, datée du 29 août 1935. (coll. particulière).
« Apparitions », gouache sur papier de Joan Miró, datée du 29 août 1935. (coll. particulière).

L'impact de la découverte de la Préhistoire dans l'imaginaire d'artistes modernes majeurs se traduit un peu plus tard, en 1935, dans cette toile du célèbre Catalan Joan Miró intitulée « Apparitions ». On y reconnaît une main positive, jumelle de celles découvertes dans l'art des cavernes enfin accepté et daté de plusieurs milliers d'années. Cette main tendue vers les artistes du Paléolithique, cet effet miroir, les rapproche de nous instantanément. « L'émotion face à une œuvre d'art bannit, abolit la question du moment où celle-ci a été créée » souligne Rémi Labrusse.

Joseph Beuys « Comment on explique les images à un lièvre mort ». Performance à Dresde, 26 novembre 1965. Miel, feuilles d'or, lièvre mort. Action de 3 heures.
Joseph Beuys « Comment on explique les images à un lièvre mort ». Performance à Dresde, 26 novembre 1965. Miel, feuilles d'or, lièvre mort. Action de 3 heures.

Joseph Beuys, artiste performer de l'Allemagne d'après-guerre, porte la promesse de guérir le peuple allemand du traumatisme de la Seconde Guerre mondiale. Il accomplit dans la galerie Schemla à Dresde le 26 novembre 1965 une performance de trois heures à base de miel, de feuilles d'or et de lièvre mort, intitulée : « Comment on explique des images à un lièvre mort ».

Léo Frobénius « Abri de Mkoto » Rhodésie du Sud, fragments« d'hommes et d'animaux assis d'une manière étrange » dans « L'art africain » Cahiers d'art, Paris 1930. À droite, « Artistes de cirque » (acrobatie) par Joseph Beuys, vers 1954, crayon et peinture dorée. (coll. Helga et Walter Laub).
Léo Frobénius « Abri de Mkoto » Rhodésie du Sud, fragments « d'hommes et d'animaux assis d'une manière étrange » dans « L'art africain » Cahiers d'art, Paris 1930. À droite, « Artistes de cirque » (acrobatie) par Joseph Beuys, vers 1954, crayon et peinture dorée. (coll. Helga et Walter Laub).

Il invente alors un rituel chamanique relié à la culture de la Préhistoire qu'il s'est appropriée dès les années 1950 en faisant notamment des dessins directement inspirés des relevés de Leo Frobenius, aventurier et préhistorien du début du XXᵉ siècle.

Alexandre Stolypine, dit Psychoze Nolimit, peinture d'après Lascaux, 2016. Paris, catacombes.
Alexandre Stolypine, dit Psychoze Nolimit, peinture d'après Lascaux, 2016. Paris, catacombes.

Alexandre Stolypine, dit Psychoze Nolimit, réalise en 2016 une fresque de street-art dans les catacombes de Paris, inspirée des fresques de la grotte préhistorique de Lascaux située à Montignac en Dordogne. Selon Rémi Labrusse « Quand on fait une peinture dans les catacombes, c'est aussi pour accomplir une sorte de rituel autour de formes ayant un caractère de sacré potentiel, en l'occurrence ici, en hommage à la grotte de Lascaux. »

Jérôme Mesnager appose son célèbre homme blanc sur une reconstitution de la fresque de la Salle des Taureaux de Lascaux.
Jérôme Mesnager appose son célèbre homme blanc sur une reconstitution de la fresque de la Salle des Taureaux de Lascaux.

« L'énigme, c'est quelque chose devant quoi on médite. Ce n'est pas une méditation d'ordre sacré, c'est plutôt d'ordre pragmatique. Le futur est aussi inconnaissable que le passé, et donc, tout y est possible. Cette puissance de la Préhistoire à ouvrir des possibles, c'est quelque chose qui, je pense, caractérise très fortement le rapport des artistes avec l'idée de Préhistoire et explique notre désir de rester attachés à ce monde préhistorique. Il me semble que c'est moins dans la volonté d'élucider, de résoudre l'énigme, que dans le fait d'aller chercher en elle la promesse du possible que réside notre goût, notre passion pour le monde préhistorique » conclut Rémi Labrusse.

Préhistoire, l’envers du temps
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