Les
Livres qui fécondent l’imaginaire
« Il
crayonne des rêves comme d’autres sculptent des réalités. » ZOLA (…de
Gustave DORE)
Jacques
LACARRIERE, dans
« Chemin faisant », nous donne à voir les épouvantails de son
enfance dans les campagnes d’Auvergne…
« ces
formes humaines écorchées ou cinglées par le vent…, pantins à l’exercice,
guetteurs montant la garde aux frontières des vents…avec leur visage d’osier
mort, leurs moignons décharnés, leurs postures d’otages de la peur…, derniers
habitants villageois d’un grand pays surréaliste… ».
Les mots
sont là pour déclencher la vision – des images fulgurantes naissent -, le texte
réveille des images-souvenirs, en même temps que des fantasmes se dressent.
C’est ce qu’on appelle une image mentale, qui provoque chez tout créateur un
projet aussi violent qu’obscur et traverse à la fois son corps et son esprit.
C’est là qu’est sans doute la source la plus vivante de l’illustration, c’est
pour cela que chaque illustrateur choisit ses textes, ceux qui appartiennent à
sa propre famille imaginaire. Ce premier élan est suffisamment fort pour qu’il
ne mette pas en doute son intérêt et sa place.
L’illustrateur
sait qu’il va se mouvoir dans le même espace que l’auteur du texte, cet espace
entre le monde extérieur et le monde intérieur, entre le réel et le désir, qui
est l’espace de la création artistique. Il sait qu’il apporte une lecture du
texte, même si le texte, à travers la polysémie des mots, peut amener bien
d’autres lectures ; il sait d’ailleurs que ses « illustrations »
aussi ont leurs propres connotations et leur polysémie, que si elles ne
recouvrent pas exactement celles des mots, elles ne les trahissent pas. Lui
aussi suggère – et surtout il rend hommage, il dit à l’auteur, mort ou vivant,
qu’il l’a aimé, qu’il est entré dans son parcours esthétique, et il en dit la
fascination.
QUELQU’UN
D’AUTRE, POUR DIRE
CE QUE
NE DISENT PAS LES MOTS
Ce n’est
que par la suite que naît le soupçon et que les problèmes infinis se posent,
avec de multiples réponses :
-
d’abord,
le problème de la pertinence au texte, c'est-à-dire finalement celui de la
liberté de l’illustrateur, en tout cas de sa marge de liberté. Et c’est sans
doute un faux problème, car la première qualité de l’œuvre d’art est d’être une
invitation à créer. C’est pour cela que les grandes œuvres sont pour chacun de
nous comme des reproches de n’être pas suffisamment créateur.
-
problème
plus sérieux : le fait d’interposer entre l’auteur et le lecteur une
troisième sensibilité, celle de l’illustrateur, qui vient troubler ce
tête-à-tête que tout auteur a désiré et qui fait le bonheur du lecteur. Il est
bien évident que l’illustration « pédagogique » - celle qui aurait
pour but de faciliter l’accès au texte – n’est pas satisfaisante.
L’illustrateur est donc bien quelqu’un d’autre qui entre dans le jeu. Pour
certains, c’est la joie de l’enrichissement ; pour d’autres, c’est la
trahison du jeu aimé, l’entrée dans un autre jeu trop ambigu. Il en est de même
pour les mélodies – les poèmes mis en musique.
-
Autre
problème, sujet à débats infinis : le langage plastique a-t-il été inventé
pour dire la même chose que les mots – ou justement pour dire autre chose, que
ne disent pas les mots ? Nous savons bien que nous ne pouvons pas rendre
compte d’une œuvre picturale avec des mots, que quelque chose qui est
l’essentiel ne saurait être dit avec les mots. Pourquoi alors ne pas penser
qu’à partir du réel, et notre rapport au réel est une réserve inépuisable de
signes et d’émotions, nous avons recours à tous les langages – les mots, les
lignes, les couleurs, les sons…, et le corps – pour dire notre rapport au
monde, que ceux qui viendront après nous diront autrement. Les différents
langages ne se trahissent pas, ils vivent tous en nous, d’une vie à la fois
semblable et différente.
Lorsque ce rapport du semblable et du différent est réussi, l’œuvre pour nous ne se sépare plus de
son illustration.
Comme on ne sépare plus certains poèmes d’APOLLINAIRE de la musique de POULENC, on ne sépare plus
Arthur RACKHAM ou Edy LEGRAND de SHAKESPEARE, Gustave DORE ou BLAKE de DANTE…
…Julien SARABEN, mon père, du JACQUOU le Croquant d’Eugène LE ROY….
Jacques SARABEN, 1985
(Ce texte, issu de nombreuses rencontres avec mon Ami Paul GAYRARD, a été publié dans le n°1 de « Griff GRAPH », au
premier trimestre 1985, grâce à Jean-Claude RECHE, alors que j’enseignais dans
le Département « Arts Graphiques » de l’Ecole des Beaux-Arts de
Bordeaux, dont le Directeur était René BOUILLY, né au Havre…)