LA VIE DE CHÂTEAU D’UNE PETITE PAYSANNE
Gabrielle est née le 20 août 1914 dans le quartier Bellevue qui surplombe Le Bugue
et la Vézère. Ses parents, Clémentine et Camille Loste, originaires de Cendrieux,
eurent quatre fils avant elle : Gabriel, Emile, André, Julien, puis encore un dernier
fils prénommé Marcel. Clémentine et Camille, dit Milou, étaient métayers et partirent
s’installer dans une ferme à Cumont, quartier nord du Bugue, dans les années 20.
Gabrielle est allée à l’école au Bugue, à pied, et pas toujours bien chaussée, jusqu’au
certificat d’études obtenu à l’âge de douze ans.
Un dimanche après la messe, Madame Sterling, qui habitait au château de Saint-Cirq
—une dame de la "haute" mariée à un Américain— remarqua Gabrielle qui présentait
fort bien. Elle demanda à ses parents si elle pouvait l’engager parmi son personnel
de maison, ce qu’ ils acceptèrent. Gabrielle commença à travailler au château à
l’âge de dix-huit ans. Elle eut pour mission de rendre l'endroit accueillant à chacun
des séjours de ses patrons. Elle faisait les chambres, frottait les parquets et
faisait chauffer l’eau pour le bain de ces messieurs dames. Il fallait faire du
feu sous de grosses bonbonnes en cuivre sans pour autant les noircir… tout un art.
Gabrielle s’y employait avec beaucoup de soin. Elle assurait aussi le service, souvent
pour de grandes tablées peuplées d’illustres personnages : le directeur de la Banque
de France, le chanoine de Poitiers, des étudiants en médecine, des hommes d’affaire
richissimes.
Gabrielle dormait dans une mansarde. Le chauffeur des patrons était un Chinois du
nom de Wong. Une nuit, elle eut très peur car elle entendit l’escalier craquer et
Wong monter… En réalité il allait prier au grenier car il était très pieux. Tout
de même, après qu’elle eût exprimé son angoisse à sa patronne, on lui installa un
verrou.
LA GABRIELLE ET LA BÊTE
Madame Leyssalle qui tenait aux Eyzies l’Hôtel du Cro-Magnon sut que Gabrielle donnait
toute satisfaction dans son service au château. Elle se dit qu’elle serait parfaite
pour son hôtel restaurant, à l’époque fréquenté par tout le gotha. C’est ainsi que
Gabrielle se trouva l’été suivant embauchée et réussit , haut la main, à assurer
tous les couverts des deux grandes salles en pleine saison. Ses anciens patrons
vinrent pour essayer de la voir. Gabrielle fut ce jour-là jalousement cantonnée
dans son rôle de femme de chambre. Tout de même, les Sterling obtinrent de la voir
pour l’embrasser et lui dire au revoir avec grand regret car ils l’aimaient beaucoup.
Un jour, une caravane de la noblesse russe, qui se rendait à Lourdes, fit escale
aux Eyzies, à l’hôtel du Cro-Magnon. Le lendemain matin, lorsqu’elle entreprit de
servir les petits déjeuners aux clients, dans une des chambres Gabrielle tomba nez
à nez avec un lion. Elle eut très peur, en dépit du charabia russe de la propriétaire
de l’animal qui se voulait rassurante, car, comme le dit si justement Gabrielle :
« Les lions, il n’y en a pas beaucoup en Périgord… surtout en Périgord Noir ! »
Le lion, juste de passage, poursuivit son pèlerinage et Gabrielle son service impeccable.
Une nuit, il y eut le feu dans la scierie située juste en contrebas de l’hôtel des
Glycines.
Toute la clientèle vint se réfugier au tout proche Cro-Magnon. Depuis la colline
de Fontvidal — actuel camping du Brin d’Amour sur Saint-Cirq — où vivait alors sa
famille, ses parents virent les flammes et en furent très inquiets. Ils arrivèrent
à pied le lendemain et furent bienheureux de retrouver leur petite Gabrielle saine
et sauve.
GABRIELLE ET SA FAMILLE
Le 15 janvier 1938, à 24 ans, Gabrielle épousa Alfred Bets, un électricien monteur
de ligne venu des Landes construire le réseau EDF en Périgord. Il emmena son épouse
vivre à La Force, près de Bergerac, puis en Gironde en contrebas des Ponts-de-Cubzac,
trois gigantesques ponts, dont deux métalliques, qui enjambent certes la Dordogne
mais sont quand même bien loin du Périgord Noir. Qu’importe, depuis son village
de Saint-Vincent–de-Paul, alors couvert de vignes, elle prit bien souvent le train
pour aller revoir les siens. Elle était notamment très proche de son frère Julien,
dit l’ Albin, qui vivait avec Louise, son épouse, à La Ferrassie, sur la commune
de Savignac de Miremont. Aussitôt qu’un de ses proches était dans la peine elle
accourait et a ainsi accompagné jusqu’au bout avec douceur et dignité ceux qui devaient
partir.
C’est chez ses parents à Fontvidal qu’elle donna le jour à son fils, Maurice, le
28 décembre 1938. Courageuse comme une louve car le petit était bien mal engagé
et le docteur bien loin. Une panne de voiture le fit arriver, avec l'Albin parti
à sa recherche, "en pieds de chaussons" comme le raconte Gabrielle mais bien après
la délivrance. Elle eut aussi une fille, Josiane, née le 4 octobre 1946 à Saint-André-de-Cubzac.
Elle éleva ses deux enfants à Saint-Vincent-de-Paul où pour compléter le salaire
d’Alfred, elle a parfois cueilli des fruits ou fait les vendanges.
Depuis sa petite maison, enclavée aujourd’hui dans une zone en pleine mutation —
les vignes ont été arrachées au profit de futures zones pavillonnaires — Gabrielle
est restée très proche de toute sa famille du Périgord qu’elle reçoit toujours avec
immensément de plaisir. Toujours alerte, à 92 ans, pour préparer de délicieux repas
où ses conserves d’alose, poisson local très prisé, ont remplacé les confits de
canards.
Dans la maison mitoyenne à la sienne vit Béatrice, sa petite fille, âgée de 40 ans.
Elle veille tendrement sur sa grand-mère.
« Mes enfants et mes petits enfants font tout pour me faire plaisir… ça doit être
moi qui les attire… » dit-elle fièrement.
Gabrielle, paysanne devenue servante puis épouse et mère, grand-mère et arrière
grand-mère, se dit heureuse de se sentir entourée si chaleureusement par les siens
qui sont sa raison de vivre. A 92 ans, elle contemple avec délice les photos de
ses petits enfants ainsi que ceux de sa belle-sœur, Marguerite Loste, veuve de Marcel, l’un des frères de Gabrielle.
Une profonde amitié lie ces deux femmes aux parcours similaires, elles ont beaucoup
enduré mais sont restées courageuses et debout. Elles incarnent avec leur humour
et leur simplicité un monde paysan sur le point de disparaître, comme les dernières
fleurs d’un terroir labouré par l’inéluctable modernité.
Sophie CATTOIRE
Nous remercions Gabrielle Loste, épouse Bets, et toute sa famille pour leur chaleureux
accueil et le récit de ces merveilleux souvenirs. Nous dédions cet article à Louise
et Albin.
|